Viviane Luisier avril 2019
Retour de voyage : le Nicaragua sandiniste en 2019, secoué mais debout
La carte postale s’est écornée : des gros véhicules sur la
route et des pauvres le long du chemin, toujours les mêmes, la même
dégaine : la casquette vissée sur la tête, le « machete » dans
une main et des sacs et des enfants dans l’autre. Et tous, vraiment tous :
le téléphone plaqué sur l’oreille ou sortant de la poche arrière des jeans.
Matagalpa, notre charmante ville à dimension de village, s’est
« développée » : biens de consommation à foison, mais
disparition des « fritangas » et des « frescos naturales ».
Nous rencontrons une population sous le choc : Sandinistes ou
« Azul y blanco » (AB), tous et toutes sont unanimes pour dire que, du
18 avril au 19 juillet 2018, la situation a été terrifiante. Certains disent
même que « c’était pire que pendant la guerre». Il était difficile de se
déplacer, d’aller travailler, d’aller faire des achats ; de parler et de
se taire ; de participer aux manifestations et de ne pas y participer. Car
« tout a passé à travers les réseaux sociaux », déclare une ancienne
collègue de travail. « Même quand on ne mettait rien sur FB, on se faisait
attaquer. Et si on n’était pas clairement marqué à droite ou à gauche, on était
aussi menacé ».
Il y a eu d’abord les grandes manifestations. Puis, chaque
soir, c’était un défilé de motos pétaradantes qui sillonnaient la ville en
tirant des coups de feu. Puis il y a eu les « pandillas » qui
venaient on ne sait d’où pour monter les « tranques »
(barricades) et voler à tout-va. Et la police masquée. Destructions et morts. Les
jeunes ne pensaient jamais assister à de telles scènes. Les vieux ne pensaient
jamais les revivre.
Les interprétations de ces événements sont diverses, la
position finale plutôt unie : Un coup d’état orchestré par les USA, qui
attendent toujours le moment favorable pour frapper ? Le déchaînement
inattendu des réseaux sociaux manipulés par la droite? Les options
erronées du FSLN qui a réprimé les manifestations d’étudiants, cantonné la police
dans ses casernes, « nettoyé » les « tranques » de manière
parfois violente ? Il y a surtout ceux et celles, Sandinistes et AB, pour
qui la coupe était pleine : trop d’autoritarisme, trop de présence
Ortega-Murillo (surtout Murillo), trop de corruption.
Tous ces événements ont secoué la jeunesse, la population, le
FSLN. Aujourd’hui, c’est le moment où certain-e-s, de manière sincère ou par
opportunisme, sont revenus au FSLN. D’autres encore sont sortis de prison. Mais
il y a désormais une défiance générale de la population envers ceux qui
auraient dû les protéger d’un désordre aussi violent et qui a duré plus de 3
mois.
La confusion entre emploi, religion, problème familiaux ou
personnels et la politique, toute cette confusion rendra difficiles les choix
électoraux des Nicaraguayen-ne-s, le moment venu. Pourtant, tout en dénonçant
une corruption éhontée, une dictature même, nombreux sont ceux et celles qui
déclarent qu’ils voteront toujours pour le FSLN, et même : pour Ortega.
Une étudiante de León nous confie : « Si la
situation est plus calme en général et en surface, au fond, les problèmes ne
sont pas du tout réglés, notamment celui de donner de l’espace pour les
questions, les contestations, les désaccords ».
Gérald Fioretta, 12 mai 2019
Retour du Nicaragua : une réalité complexe et des espoirs en vue
Frustrations et certitudes
Du Nicaragua, je reviens frustré par le manque de dialogue que j’ai
réussi à établir en ce qui concerne les questions qui remuent la solidarité ici
en Suisse : la « répression » exercée par le gouvernement, ses
forces policières et « para-policières », notre exigence de la
justice pour tous les morts d’avril à juin 2018, la priorité absolue à des
changements indispensables dans la stratégie et la méthode du gouvernement et du
FSLN.
Quant aux certitudes vis-à-vis de l’opposition, plus
particulièrement à l’égard du MRS (Movimiento Renovador Sandinista) ou le « Rescate »
(Movimiento por el Rescate del
Sandinismo), elles ne sont pas ébranlées : l’opposition composée de
la droite libérale, du MRS et du « Rescate » n’a aujourd’hui que peu
de représentativité au Nicaragua auprès de la grande majorité du peuple. A part
son assise dans l’oligarchie et la classe moyenne supérieure, elle a le soutien
des étudiants qui s’identifient au monde de l’oligarchie et des organisations
internationales, ainsi que celui de certains secteurs jeunes ou populaires
organisés depuis longtemps par les ONG liées aux MRS et au
« Rescate », désormais farouches adversaires du sandinisme officiel.
Leur force vient de l’extérieur, de la « légitimité » et
de l’appui externes accordés dans l’ordre par : l’administration Trump, le secteur conservateur
des anti-Cubains de Miami, les instances de l’UE, les grandes agences
« humanitaires » type Amnesty international, la sociale démocratie en
Europe alignée sur les USA. Et, malheureusement, même une partie de la « vieille
solidarité des années 80 » en Europe se joint à ce concert dissonant,
abusée qu’elle est par le discours de « gauche » du MRS ou du « Rescate ».
Tous s’unissent pour faire croire qu’aujourd’hui, c’est le peuple sandiniste qui
se soulève contre la dictature Ortega-Murillo.
Nous l’avons dit et répété dans nos rencontres et communiqués de la
solidarité suisse toujours active et en lien avec le Nicaragua : il est
incompréhensible que l’opposition dissident-sandiniste et la « solidarité »
internationale puissent sans honte s’aligner sur l’administration Trump et ses sanctions
contre le Nicaragua ; il est incompréhensible que le mouvement féministe s’aligne sur les évêques réactionnaires ;
et
surtout sans que personne ne
dénonce une seule fois la violence meurtrière des « tranques »
(barricades) pendant les trois mois de
terreur contre la population et les militants sandinistes en particulier.
Crise d’avril à juillet 2018 à Matagalpa
Matagalpa se souvient surtout des « tranques ». A Matagalpa, il y a eu moins d’une dizaine de
morts, tous sandinistes selon les témoignages et les autorités. Ce n’est
certainement pas la réalité (ne serait-ce que les deux morts « Azul y
blanco » (AB) lors de la fameuse attaque à la pelleteuse de la « Casa
de los Soza » près du stade de baseball au sud de la ville), mais c’est la
réalité ressentie par tous.
Les trois mois de terreur sont décrits avec détail, aussi bien par les
habitants des quartiers sud de Matagalpa, coincés par les « tranques »,
que par le reste de la population de toute la ville, terrée chez elle dès 17h. le
soir, terrorisée par les rondes infernales des motos sans pot d’échappement ou
des camionnettes pleines de civils et paramilitaires armés.
Parmi nos amis, les militants du FSLN, historiques ou encore actifs,
ont tous été menacés de mort à plusieurs reprises devant leur maison, par des
manifestations « AB » pointant les sandinistes. Les compas d’Odesar,
surtout les chauffeurs téméraires, nous décrivent les trajets alternatifs pour
rejoindre simplement Managua (un détour de 150 km à travers les collines
entourant Matagalpa puis le « corredor seco » de Dario, Malpaisillo,
San Francisco Libre) pour éviter les ennuis, les harcèlements ou même la mort
qui pouvaient les attendre aux « tranques » de Matagalpa, Sebaco ou las
Maderas.
On nous parle de «tranques » tenus au début par des étudiants et militants AB, puis par
des « lumpen » qui avaient trouvé là un boulot bien payé. Côté soft : les habitants des quartiers
du sud devaient payer une taxe pour franchir les « tranques » pour aller
au travail ou faire leurs achats. Idem pour les véhicules : il y avait un
tarif selon les différentes catégories !
Côté hard : le soir, ou même
la journée, si on reconnaissait un sandiniste ou un employé de la commune, la
violence se déchaînait : personnes dénudées, recouvertes de peinture bleue
et blanche, tortures et même viols. On
connaît les noms des commerçants, restaurateurs et riches matagalpins qui ont
approvisionné les « tranqueros » en vivres et en argent. Par la
suite, certains ont fui le pays, d’autres sont restés faisant profil bas, leur
commerce subissant le boycott de la population.
Tout cela pendant trois mois, avant que les « caravanes de la
paix » formées de la police (ressortie de ses casernes) et de militants
FSLN attaquent tous les « tranques » du pays et contrôlent à nouveau la
situation avant le 19 juillet 2018. Même si à Matagalpa, la Dalia, Rancho
Grande, Waslala les « tranques » ont été « libérés » sans
victimes du côté des « tranqueros , personne ne nous dénoncera les
nombreuses victimes dans d’autres
départements (Jinotepe, Diriamba, Masaya, Jinotega, Leon, Managua), tant la destruction des « tranques » meurtriers parait
légitime aux yeux de tous.
Mais Matagalpa se souvient aussi des pillages et de la destruction
du « plantel municipal » (hangar municipal abritant matériel et
engins de construction), en mai 2018. Cela donne la mesure du désordre qui
règne et de la confiance osée des « AB » dans l’effondrement du
gouvernement sandiniste. Nous avons pu assister à l’inauguration du nouveau
« plantel » par le maire de Matagalpa devant mille partisans au cours
d’un rassemblement entièrement religieux, animé par une jeune troupe
d’évangélistes tendance rap Jésus-Christ
qui en dit long sur la rupture avec l’église catholique et les évêques. On
apprendra aussi que le coût immense de la destruction du « plantel »
est à mettre en partie sur le compte d’une erreur d’appréciation de l’autorité
municipale qui n’a pas su évaluer les moyens dont disposaient les « AB ». D’où peut-être la capacité d’une position
autocritique de la part du maire qui nous parlera ouvertement de la crise
d’avril que personne n’a vu venir. Il estime désormais qu’il faut sérieusement
réfléchir à sa signification et ne pas hésiter à se renouveler pour sortir de
l’ornière.
Personne ne nous parlera du début de la crise, fin avril 2018, quand
une grande partie des étudiants et leurs parents des quartiers populaires
souvent sandinistes ont participé aux premières manifestations, pacifiques, à
Matagalpa. Car alors, le FSLN a choisi de faire profil bas devant la
spontanéité et la grandeur des manifestations.
Société divisée
L’échange ouvert et auto-critique avec le maire de Matagalpa fera
toutefois figure d’exception. Désormais,
ce qui compte, c’est de serrer les rangs autour de Daniel et le sandinisme
officiel. Pour cela, il faut oublier les premières semaines d’avril et mai
2018, oublier que dans beaucoup de famille il y a eu un « Azul y
blanco » !
Ils sont rares, nos amis qui osent affirmer que la théorie du
« golpismo » (coup d’état) a surgi bien des semaines après le début
des évènements et que, oui, les manifestations étaient spontanées, même si ce
sont des secteurs étudiants organisés depuis longtemps par l’opposition de
droite, du MRS et du « Rescate », avec l’appui financier de la
« coopération US ou UE, qui ont pris la tête du mouvement.
Désormais, « Azul y blanco » est une injure similaire à
« tranqueros », pour les sandinistes, qui eux, sont traités de
« sapos » (crapauds,dénonciateurs). Ceci même entre enfants à l’école
primaire ! La société reste profondément divisée, la méfiance s’est
répandue dans les familles, dans les quartiers, dans les centres d’étude et de
travail.
J’ai tenté de faire parler les compas sandinistes sur des questions
qui fâchent :
Pourquoi Daniel a-t-il accepté si facilement de mettre la police dans les
casernes ? Pourquoi des quartiers ou des villes entières, traditionnellement
sandinistes, comme León ou Monimbó, ont levé des « tranques » contre
la police pendant des semaines et des mois ? Les « mères d’avril
existent, leurs fils sont morts, pourquoi aucun policier ou responsable n’est-il
mis en prison ? Que pensez-vous des témoignages criants sur le refus de
soigner les blessés lors des manifestations ?
J’ai renoncé au bout de quelques réponses ou silences évasifs. Au
Nicaragua aujourd’hui, on ne parle pas ouvertement de ces questions, on ne court
pas le risque d’apparaître « azul y blanco ». Le silence est parfois
gêné, mais on choisit son camp, on espère le calme et la normalité, on regarde
vers le futur. Je n’avais pas de raison d’enfoncer le clou. La vérité et la
justice sur ce qui s’est passé attendront. La solidarité aussi.
Pour la majorité des gens avec lesquels on a pu parler, ils ne
peuvent soutenir une opposition qui s’est révélée financée depuis bel lurette
par l’étranger, qui danse de joie lorsque les USA décident de sanctions
(ciblées contre des personnalités de la « dictature » ou générales
comme la « Nica Act » * et qui apparait comme responsable de la crise
économique majeure. Hors de propos ici d’approfondir ce thème : perte de
centaines de milliers d’emplois formels, hausse des prix généralisée par
augmentation des taxes pour compenser les pertes fiscales et celles de la
sécurité sociale.
Gouvernement et FSLN renforcés
Les gens resserrent les rangs autour du gouvernement qui a su enfin
rétablir l’ordre et en partie la sécurité citoyenne. Les gens ont trop
souffert, dans l’histoire du pays comme dans les mois tragiques d’avril à juillet
2018. Ils ne veulent plus de violence, cela renforce évidemment le gouvernement
et ses institutions.
Le gouvernement a aussi réussi à relancer les négociations depuis
fin février 2019 avec l’opposition regroupée dans l’instance « Alliance
civique », désignée par l’oligarchie des magnats, malgré l’absence des
évêques. Ces négociations s’éternisent mais
devraient permettre une sortie politique de la crise, favorisant la relance
économique et un début de réconciliation. Les accords, presque finalisés, portent
sur la libération de la majorité des centaines de « prisonniers
politiques », le retour des dizaines de milliers d’exilés au Costa Rica,
aux USA ou en Espagne, les nouvelles règles électorales avec surveillance des
élections par des instances internationales, le refus et retrait (?) des
sanctions comme la Nica Act.
Bien sûr, il aurait été important de pouvoir discuter de
géopolitique, notamment des conséquences possibles sur le Nicaragua de
l’intervention impérialiste au Venezuela. Cela nous a été impossible.
Ainsi, en dehors de l’intervention externe des USA et de l’UE, le futur
du pays et du FSLN sera rythmé par deux événements stratégiques internes :
les élections anticipées ou non et les changements profonds à apporter dans la
forme et la stratégie du gouvernement sandiniste.
Les élections pourraient être avancées à 2020, ce serait un coup
astucieux du FSLN qui s’est souvent montré pragmatique et habile pour désarmer
son adversaire. L’opposition fragmentée n’aurait alors pas le temps de s’unir pour
promouvoir une candidature unique. Le FSLN a retrouvé une grande partie de ses
militants et sympathisants et il saura jouer sur une candidature nouvelle, le
temps de Daniel Ortega et de Rosario Murillo étant révolu, comme l’a révélé la
crise d’avril 2018. Il est question du chancelier Denis Moncada qui se tient sur
le devant de la scène dans les négociations en cours.
FSLN en passe de se réveiller?
La crise d’avril 2018 aura aussi révélé la nécessité de changements
profonds, et dans la forme de conduite, et dans la stratégie du gouvernement et
du FSLN. Plusieurs témoignages à Matagalpa nous soufflent que la manière de se
comporter avec les gens, par exemple dans les centres de santé ou à l’hôpital, est
en train de changer et devient plus respectueux et bienveillant. On nous dira même dans le FSLN aussi les
choses commencent à changer : on ne dirige plus si facilement par coups de
téléphone depuis la vice-présidence. Et surtout, les militants historiques qui
avaient été relégués ces dernières années au profit de la « Juvendud Sandinista »
ont été appelés en renfort lors de la crise ; ils revendiquent désormais
leur place et une discussion démocratique dans le parti, où la critique et l’autocritique
puissent faire avancer le débat. Notamment, les critiques sur la corruption et les
privilèges sont désormais ouvertes. Nous avons entendu indirectement des
témoignages venant de Managua ou León qui décrivent des discussions virulentes
et profondes, réunissant des centaines de secrétaires politiques et militants dans
les quartiers. Les femmes historiques aussi sont en processus d’organisation
« autonome et féministe », appelant les jeunes au débat dans le FSLN.
Donc le FSLN est en passe de se réveiller. Les émissions radio de
Sin Fronteras reviennent jour après jour sur les fondamentaux du sandinisme,
des coopératives de Sandino aux exemples de héros des années 80, comme Daniel
Teller Paz qui réinventa la mystique par son exemple d’humilité, de partage
avec les ouvriers agricoles et d’autonomie dans l’analyse marxiste de la
réalité paysanne de Jinotega.
Mais cela reste encore fragile. Les discours ésotériques, religieux et
sirupeux de la vice-présidente pour promouvoir l’harmonie et la réconciliation
continuent de faire surface. Au niveau du contenu stratégique du processus,
rien n’est clairement défini : la stratégie d’alliance tripartite
(gouvernement, grands entrepreneurs et syndicats) au profit du développement du
pays (et des grands capitalistes) pour sortir de la misère est morte en avril
2018 ; mais c’est bien à nouveau les grands magnats qui ont poussé
l’opposition récalcitrante à reprendre les négociations. Aussi, de nombreuses
prises de positions et analyses tendent à reconnaître et privilégier un
développement du pays centré sur la petite et moyenne production et sur le
modèle des coopératives.
L’espoir réside donc dans les nouveaux débats qui développent la
participation et la culture démocratique dans le FSLN, justement dans ce moment
contradictoire où les sandinistes savent qu’il faut resserrer les rangs pour
sortir de la crise et ne pas tout perdre dans les futures élections.
*La Nica Act (Ley de
Inversión y Condicionalidad de Nicaragua) est une loi unilatérale des USA
contre le Nicaragua, approuvée par le Senat et la Chambre des Représentants des
USA en décembre 2018, sanctionnant le Nicaragua en interdisant de fait les aides ou crédits financiers de la
part des banques et institutions
financières internationales telles que la BID (Banque Interaméricaine de
Développement) et la Banque Mondiale ou FMI. (motifs avancées par les USA : violation des droits humains,
régression de la démocratie et
démantèlement du système d’élections libres au Nicaragua).
Photo:
Matagalpa, Université Nationale Autonome du Nicaragua, faculté infirmière : assemblée d’étudiant-e-s en vue de la création d’une coopérative infirmière de soins à domicile, avril 2019.